CHAPITRE 2

11/07/2024


Chapitre 2

Les stores sont vieux et laissent passer le jour dans la chambre. Maman dort, Isaac aussi dans son lit-parapluie bleu sombre. Il doit être huit heures, neuf heures. Je suis réveillé depuis deux heures. Je soupire. La journée est déjà longue.

Je regarde mon tel : huit heures quarante-neuf. J'me lève et vais me doucher. Marre de rester à rien faire, dans la sueur du sommeil.

La maison de Talia c'est notre deuxième maison, aux DoSantos (je me considère comme un DoSantos, même si je porte le nom de mon père et pas de ma mère). On la connait par cœur, sauf peut-être Isaac. La salle de bain, c'est peut-être mon endroit préféré. Elle est minuscule et y a une machine à laver, une douche (sur le rideau y a des poissons), des toilettes, un lavabo encombré de dentifrice, de fonds de teint et de crèmes anti-rides. Y a même encore le rouge à lèvre rose fuchsia de Talia, qu'elle met tous les jours depuis que je la connais. Parfois, y a la marque sur ses cigarettes.

L'eau me fait du bien, je perds encore une fois la notion du temps. J'suis bien. Je crois. Je ressens pas grand-chose, en fait. J'suis juste… détendu. J'aimerais bien rester là toute ma vie. Enfin non, parce que j'en ai ras le cul de l'odeur de clopes mélangée à du parfum qui émane de Talia.

Quand je sors, ça sent le petit-déjeuner et la daronne bouffe des croissants et du thé avec sa copine. Little Bro est encore au lit. Je dépose les affaires dans mon lit et j'vois les petites mains d'Isaac tressauter un peu. Ça m'amuse. Il est trop mignon.

Dans la cuisine, les femmes rient. J'm'assois sur l'une des deux chaises pas occupée et j'ouvre les messages de Steven.

- Tu manges, ce matin, l'ado ?

Je regarde Talia. Je pique un croissant. Je reviens à Steven.

- Ah, les gosses… soupire ma mère.

Steven sur Les baka de la street

Mdrr ma daronne veut que j'arrete les joggings

Auxyl sur Les baka de la street

Ptdrrr donne les moi

Steven sur Les baka de la street

T'a cru

M'en blc t'aura r

Steven, quoi. Le mec raconte sa vie et s'en bats les couilles de celle des autres. C'est mon pote, mais bon.

Steven à vous

Mec tu vois la meuf qui te kiff

Vous à Steven

Nn

Steven à vous

Mais si tu sais la seconde la

La petite moche avec c lunette d'intello

Vous à Steven

Ms elle me kiff pas

Steven à vous

Elle te mate h24 c cramé

Vous à Steven

Ok et ?

Steven à vous

Mdrrr g réussi à la prendre en photo vendredi

Faut que je trouve son snap mdrrr

Vous à Steven

Grave

Steven à vous

Srx elle a aucune chance avc toi

Faut lui faire comprendre

Vous à Steven

T fou

On s'en blc nn

Steven à vous

Jsp

Elle me fait chier

Là, j'réalise que la meuf dont j'ai rêvé, c'est c'te meuf qui me kiffe, selon les dires des gens de la bande. Et merde, Steven va la faire chier, c'est sûr. J'ai pas envie qu'il fasse ça, sérieux, il est ou l'intérêt ? C'est même pas drôle, parce qu'il s'attire les ennuis super facilement, Steven. Et j'espère qu'il ira pas trop loin, parce que c'est Steven, et faut pas le sous-estimer. Steven est capable de beaucoup pour faire chier quelqu'un qu'il aime pas.

- Bon, Liam, aide-nous à débarrasser et à ranger les affaires et après tu pourras parler à tes potes. Mais là, c'est pas le moment, me presse ma mère.

Alors j'aide à ranger la table, à la laver, à faire la vaisselle avec Talia pendant que maman réveille Isaac et le nourrit.

J'pense à Steven et ses idées à la con. C'est vrai qu'il y a c'te meuf qui m'kiffe, j'pense. Ça se voit, elle est grave cramée, tous mes potes le savent. C'qu'ils savent pas, c'est que je lui ai déjà parlé. Enfin c'est elle qui est venue me parler. Sur Snap. Vers fin novembre, début décembre. Elle m'a dit qu'elle me trouvait mignon. Je l'ai laissée en remis après quelques messages, puis je l'ai bloquée. J'm'en fous un peu d'elle. J'sais pas ce qu'elle me trouve, mais ça m'intéresse pas. Quand tu vois la bande… les meufs, c'est pas notre truc. J'en veux pas. J'veux pas d'elle.

Il doit être onze heures, onze heures trente quand on quitte l'appart' de Paris pour notre appart', à Nogent, avenue Saint Roch. Peu avant treize heures, on s'arrête sur une aire d'autoroute manger un sandwich. Isaac pleure un coup et il se met à pleuvoir. J'pense à ma dissert' de philo pour demain que j'ai pas finie et le DM de maths.

Quatorze heures, la daronne met les clefs dans la serrure de notre porte défoncée. Mon petit frère dormait dans la voiture, le réveille est dur. L'après-midi passe, j'fais une ou dix parties de jeux avec les gars.

Il fait nuit, j'ferme les volets de ma chambre et je finis ma dissert' et mon DM, écouteurs à mes oreilles.

Cette fille, à la St Valentin, m'a offert un mot anonyme avec une rose, comme le proposait le lycée. Je sais que c'est elle car ça peut que être elle. Sur le mot, elle a écrit ; ''i wonder what music you listen to, maybe you don't care''. J'ai tout jeté. C'est vrai que j'ai super souvent mes écouteurs au lycée, mais pas toujours avec de la musique. C'est juste agréable d'être à demi-coupé du monde.

Vingt-trois heures, j'ai fini, j'range tout, maman dort. Journée basique et sans intérêt. Mais c'est quand même cool de plus être au lycée, j'en ai marre des cours. Marre de tout, en fait.

J'me mets en t-shirt dans mon lit et pour une fois, j'écoute juste de la musique dans le noir.

(30.03.2024) Six heures, le réveil sonne. Encore une journée de merde qui commence. Dans la cuisine j'prépare tout pour la daronne et Isaac dont les nuits sont plus longues que les miennes. J'ai l'impression d'être seul dans l'appart'. J'prends ma douche, j'me lave les dents. Une routine, une boucle infernale. Ma vie. Dans cet endroit pourri. Un lavabo qui bouge, une douche sans arrêt bouchée, des portes qui ferment plus bien, des carreaux cassés sur le sol. Un peu miséreux, une merde atypique que je connais par cœur et qui me fait sentir chez oim.

J'prends mon sac et je quitte la baraque, après être allé voir Little Bro dans son petit lit. Putain, il est vraiment trop adorable, avec ses petits cheveux blonds et son nez tout rond.

Dans l'bus j'me mets à côté de Sofiane. Il habite pas loin, on était dans la même classe en seconde et on est ensemble en sport. On traine pas trop ensemble parce qu'on n'a pas les mêmes potes mais il est sympa. On parle un peu, pas trop.

Puis, le bahut. Sept heures quarante-sept, je franchis le portail noir. Prêt du bâtiment principal, j'pense à Steven parce que j'vois la meuf ''qui me kiffe'', toute seule, sur son tel. Elle me voit pas, j'ralentis pas. R-a-f.

Les deux premières heures du mat' se font bien, c'était chiant. Enseignement scientifique de mes deux, anglais. Recrée. Avec les potes, on se rejoint en MDL près des toilettes, comme d'hab. ça rit, ça charrie, j'réponds à rien, j'parle pas, j'souris juste. Discrètement, un pas en arrière. Une distance que je mets parfois, imperceptible par ces cons. Ça m'fume. Ils remarquent rien. Ils s'en battent les couilles de tout.

Deux heures de spé et une heure d'espagnol avant d'bouffer. En spé maths, j'fais que d'regarder par la fenêtre, j'pense à Isaac. A l'heure qu'il est, il doit être chez la voisine, Eugenia DaCosta. J'aime bien son prénom, ça sonne bien. C'est une mamie polonaise d'un mètre cinquante. Fun fact : elle née le jour de Noel, j'sais plus quelle année, mais genre début des années cinquante. Elle est toute gentille, toute douce, comme une vieille quoi. Isaac l'aime bien, elle cuisine super bien en plus.

Ça sonne treize heures, on se rejoint avec la bande

- Putain, le monde, fait chier.

Steven aime pas le monde dans la file de la cantine, alors souvent on mange après tout le monde, on arrive les derniers. T'façon, à part le jeudi, on a grave le time pour graille. On fait donc quelques tours de cours, deux, trois, puis on voit Lounes en face. Ce mec a deux ans d'écart avec moi parce qu'il a redoublé sa seconde et que moi j'ai sauté mon CE2. Un à un il nous fait un check.

- Salut, ça va ?

- Ouais et toi ?

- Bah ouais, vous faites quoi les gars ?

- On va manger là j'pense.

- Tu veux venir ?

- Allez !

Les gars parlent du match de foot amical d'hier. J'avais zappé, j'sais même pas qui était contre qui et qui a gagné. J'suis dépassé alors j'me mets derrière eux, à côté de Nicolas qui lui non plus cause pas beaucoup.

- Ça va ? me demande-t-il.

- Ouais et toi ?

Nicolas j'l'aime bien, c'est le sang. On est pas très proche, il parle jamais, il est juste là, les mains dans les poches. J'sais rien de lui, genre vraiment rien. J'sais pas si ses parents ils sont divorcés ou quoi. J'sais juste que c'est un gars sympa, on dirait il regarde la vie avec beaucoup trop de recul. C'est peut-être le gars le plus mature, le plus posé de la bande. Des fois j'me dis qu'il est juste triste.

- Ouais.

On arrive dans la grande salle du self, qui se vide un peu mais qui est quand même bondée. On trouve notre table habituelle, dans l'fond. Y a juste deux meufs archi maquillées qui sont là, mais bientôt elles partent avec leur sac à main Lacoste, Gallantry ou j'sais pas quoi. J'trouve ça ridicule. Les meufs avec les sacs comme ça elles marchent penchées d'un côté parce que de l'autre y a leur sac plus gros qu'elles.

J'm'applique à couper ma poire parce que chez nous, à Nogent, on mange jamais de fruit. Ici, ils sont pas mures mais c'est déjà ça. Les gars empilent des pots de yaourt, 'sont morts de rire. J'ris aussi mais j'sais pas trop pourquoi. J'crois qu'j'suis complètement paumé.

En sortant de la cantine il fait chaud, j'suis en t-shirt. On va sur un banc qui contient pas autant de cul que ceux qu'on lui propose. Sept, huit mecs un peu perdus dans leur vie mais qui le montrent pas. Nicolas se barre, personne dit rien, c'est toujours comme ça. Debout derrière le banc, je joue avec mes écouteurs. Je les balance et je les rattrape et ça m'fait penser à Isaac et son bilboquet. J'me demande c'que fous Nicolas.

Steven se moque d'une meuf :

- R'gardez, r'gardez, elle est trop gaize sa veste !

La cible : une meuf de première avec une veste bleue avec de grands soleils imprimés dessus. Moi, j'm'en fous, elle porte c'qu'elle veut.

- Trop cringe, renchérit Rayan.

Quelques minutes après, Steven essaie de prendre un selfie avec Darnell mais ce dernier met sa main devant son visage, ils sont morts de rire, ça m'fait rire. Stev' réussit quand même à prendre une photo et il la montre à tout le monde :

- Ehhh regardez comment Darnell il est trop bg !!

- Grave, putain, le mec ! rit un gars.

- Tu m'fais bander, Darnell, se moque Steven.

Darnell pouffe et tente de recup' le tel.

- Allez, envoie-la moi, la photo, dit-il.

- Attends, j'la mets sur le groupe, carrément.

Mon tel vibre dans ma poche. Photo envoyée.

Darnell arrive à piquer le tel de Steven et il se met à modif' la photo. Genre il dessine des trucs, il met un filtre qui fait tout pixel, le retire, accentue l'ombre et ravive les couleurs.

- Vas-y, vas-y, dessine une moustache d'italien, l'encourage Rayane.

- Nan mais t'as cru j'étais italien ? Bro, t'as vu ma peau, ma gueule ?

Darnell originaire de Cote d'Ivoire, j'crois. Le mec il est noir comme la cendre. Quand il sourit dans le noir on voit que ses dents, c'est trop drôle. Ouais, Darnell, il est cool. Il rit tout le temps, il est tout le temps de bonne humeur. C'est vraiment un gars sympa, même si je suis pas super proche de lui.

- Nan mais vas-y, tu sais pas faire les moustaches, toi, crie Steven en piquant le tel des mains de Darnell.

Il dessine une moustache rose sur l'écran et j'me penche pour regarder. J'éclate de rire.

- T'es trop mignon, Darnell, avec le rose, là ! je dis.

C'est un des seuls trucs que j'ai dit aux gars de la journée.

- Shit, t'es vraiment trop kawaii mon pote, dit Auxyl.

On a pas cours de l'après-midi. J'passe une heure, une heure et demie à bosser pour la semaine, le reste à faire du game avec Steven et d'autres, à marcher dans la cour, se poser sur un banc, parler. La dernière heure, je sors avec Yacine, comme très souvent les lundis. Il me parle de sa vie, de sa petite sœur qui passe le brevet blanc, de son père qui en a plus rien à foutre de lui et qui refait tranquillement sa vie depuis qu'il s'est barré, de sa mère qui essaie d'arrêter de fumer et de son nouveau chien, un Rottweiler, il me montre des photos. On s'raconte notre journée, on déconne. Et puis dix-huit heures, j'remonte dans le bus. J'aime pas celui de dix-sept, y a toujours trop de monde, alors j'le prends jamais.

Assis sur mon siège, tête balançant contre la vitre, j'écoute -encore- de la musique. Le premier album de Nekfeu, sorti le huit juin 2015. J'l'aime vraiment beaucoup, truc de dingue. L'autre jour, j'ai vu une meuf un peu grunge l'écouter, j'me suis demandé si Nekfeu voulait que ce soit moi ou elle qui écoute son album. Ce qu'il pensait de ses fans. J'suis pas un fan, j'aime beaucoup, c'est tout. J'me suis jamais plongé dans le reste.

Une fois de retour à Nogent, je reçois un message de ma mère :

Maman à vous

Diner d'affaires ce soir, je rentre tard. Mange ce que tu veux. Isaac reste dormir chez Eugenia.

Je soupire. Ma mère fait beaucoup d'heures supp', de diner d'affaires, bosse comme une dingue. Elle espère devenir secrétaire dans la banque où elle bosse, elle suit des formations gratuites et est en très bonne relation avec son patron, c'qui lui permet de s'instruire dans le métier. Ça fait quinze ans qu'elle est agent d'entretien dans une banque. A dix-huit ans, après le lycée, elle a fait qu'un an d'études parce que sa famille avait pas d'argent. Elle a enchainé petits boulots sur petits boulots dès ses seize ans. Son père est mort huit jours avant ma naissance, et c'est avec ce peu d'héritage qu'elle a pu m'élever. Deux ans plus tard, elle a été embauchée comme femme de ménage dans une banque. Aujourd'hui, elle est cheffe de service d'entretien. Ça lui permet d'être presque à l'aise financièrement pour nous élever. En plus de ça, il faut rajouter la pension alimentaire de mon père.

Seul dans l'appart', je regarde autour de moi. Je vais au milieu du salon, laisse tomber mon sac. Putain, j'me sens seul. Je m'assois sur le sol. Il est froid, ou c'est moi ? Bordel, autour de moi y a tout qui tourne. Je m'allonge comme je peux, entre le canap' et la table basse et le meuble télé. Je pousse un peu la table, étends les bras. Je choisis une musique au pif… Hotline de Billie Eilish, sans paroles. C'est pas trop mon truc, ce genre de son. Balek'. La journée était longue. J'ai pas faim. Je mangerai pas. J'laisserai ce qu'il y a dans le frigo pour maman.

Et là, j'ai peur. Et si la daronne rentrait pas de la nuit et qu'elle couchait avec son boss pour la thune ? C'est pas la première fois qu'elle rentre tard, comme ça. Même des fois elle rentre pas du tout de la nuit. Et je suis encore plus seul depuis qu'Isaac est né car quand maman est pas là, Isaac ne l'est pas non plus (chez la vieille) et c'est pas une présence qu'on m'enlève, mais deux. Ça fait deux fois plus mal, du coup. Et si elle avait un keum ? Tant mieux pour elle, mais qu'elle me le dise, putain de merde. Les gars, me dites pas que je suis le seul à vivre ça ?

Je me mets sur le côté, la tête sur mon bras droit étendu. J'ai froid. La prochaine chanson est Fourth of July et c'est vraiment un truc de dépressif qui confirme mon mood. Putain de bordel de merde.




NDA : Svp, dîtes-moi ce que vous en pensez ! J'ai vu qu'il y avait eu 23 visites sur ce blog, si je m'y attendais... !!! Alors je suis un peu déboussolée... Dois-je continuer ?

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