CHAPITRE 7

Chapitre 7

(07.05.2024) Yacine à vous

Mec tu viens

Vous à Yacine

J'arrive

Ça doit faire quinze jours que j'suis pas allé chez Yacine. Pourtant, d'habitude on mange l'un chez l'autre les mercredis et tout, mais on a tous les deux la vie un peu compliquée en ce moment. J'lui ai dit, pour ma mère, parce que nos daronnes s'entendent super bien, donc il allait être au courant un jour ou l'autre.

Yacine, c'est le sang, c'est mon frère, c'est mon meilleur pote. On se connait depuis le CE1. En fait il a sauté le CP, donc on s'est retrouvé dans la même classe et après on a tous les deux sauté le CE2. Et on se quitte plus, depuis. Ça m'fait bizarre de m'dire qu'il a un an de moins que moi mais qu'on est tous les deux en terminal genre. Bref, Yacine, c'est vraiment le sang de la veine. Et aujourd'hui, pour la première fois depuis quinze jours, j'vais manger et dormir chez lui.

Une semaine est passée depuis que Steven a parlé de la beuh pour la première fois, et j'avoue que j'y pense encore super souvent. Il a pas encore consommé, genre acheté, mais ça sera pour bientôt. Puis il s'est pas passé grand-chose, sinon, sauf que maintenant le mardi midi avec les gars on s'est inscrit à un club de sport pour faire du basket parce que, perso, j'adore le basket ; qu'avec Nicolas on s'est pas trop parlé ni revu sauf en cours ; et que Steven et d'autres gars ont parlé sur le dos d'Emma-pas-Emma, genre super fort, alors qu'elle était juste à côté, avec deux potes. Les deux meufs ont rien capté, moi ça m'a saoule que les gars fassent ça, et Emma-pas-Emma a jamais été si petite qu'à ce moment. Pff.

Ma mère m'a déposé devant chez Yacine en voiture et, ce con, il est devant la porte à faire de grands signes. En même temps, y a le chien qu'essaie de se barrer. Il est trop mignon !!! C'est la première fois que je le vois en vrai.

J'ouvre la portière et Yacine (et le chien) cour(en)t vers moi.

- Bonjour, Isabella, qu'il dit à ma mère.

Ils se font la bise. Ouais, c'est un peu son quatrième fils…

- Comment ça va ? elle demande.

- Ça va trop bien. Tu restes manger ?

Ma mère remet une mèche de cheveux blonds derrière son oreille.

- Non, désolée, je suis prise. Fatima est là ?

Fatima, c'est la daronne d'Yacine. Elles se connaissent depuis super longtemps aussi parce qu'les deux se rencontraient quand elles venaient nous chercher à l'école primaire. Puis après, Yacine et moi, on s'invitait toujours l'un chez l'autre, encore aujourd'hui, alors forcément Fatima et Isabella ont sympathisé. Quand mon père a divorcé, qu'il a habité quelques temps à Avant-lès-Marcilly, j'passais une nuit chez Yacine avant d'aller chez lui, parce que c'est le village juste avant genre. Maintenant c'est moins l'cas parce que le daron habite à Paris depuis Emilie, mais… ça m'manque, en fait.

Yacine court rentrer chez lui, appelle sa mère, revient vers nous. J'adore ce mec. Le bro il est aussi excité que son chien, là.

Sa mère arrive et prend la mienne dans ses bras. Pendant c'temps-la, Yacine m'attrape le bras et on entre chez lui.

Sa maison c'est de base le bordel intégral, mais depuis que son père est parti, c'est encore pire. Quinze jours sans qu'je vienne et j'ai l'impression il s'est passé quinze ans.

On monte les escaliers pour poser mes affaires dans sa chambre, et on passe devant celle de sa petite sœur. Yacine ouvre en grand sa porte :

- Ça pue la merde ici !

- Dégage, connard, qu'elle crie.

J'l'entends venir comme une furie pour insulter son frère (encore) mais quand elle me voit elle s'immobilise.

- Oh bah tiens ça fait longtemps, toi.

- Ça a été le brevet blanc ? je demande.

- Les doigts dans le nez.

Et elle referme la porte. J'adore sa sœur aussi.

(08.05.2024) Dans la chambre de Yacine, y a un vélo d'intérieur (mais il doit pas s'en servir souvent mdr), un grand drapeau d'Algérie sur le mur (il vient de là-bas, j'crois il y est né), un grand miroir et un piano super vieux en bois verni qu'est magnifique. C'est un peu le bordel, comme dans la mienne, et en fait ça a un côté rassurant. C'est comme ma deuxième chambre. Vraiment, j'y ai passé des tonnes de nuits à parler avec Yacine, à jouer, même des fois on faisait rien et c'était quand même trop bien[CR1] .

J'ai posé mes affaires dans un coin et Yacine s'est assis devant l'piano et il m'a dit qu'il avait appris un truc de ouf et qu'c'était génial. Il a commencé à jouer et j'ai r'connu La Lettre à Elise mélangé à Never Gonna give you up. J'ai éclaté de rire.

- Avoue ça déchire, il a dit quand il a fini.

- Grave ! Si les gens voient ça tu vas finir archi-célèbre !

J'croise son tel et j'le prends. J'connais son code de déverrouillage donc j'l'ouvre sans problème. J'ouvre Insta.

- Joue, j'dis.

Il comprend pas mais fait quand même, tout sérieux, tout docile, et j'filme. Il a fini son morceau et m'regarde. On a un fou rire et avant de poster, j'écris en description : ''Contre toute attente, un arabe qui joue du piano.''. Nouvelle barre. A peine deux minutes après, y a un commentaire d'un de ses potes : ''Laisse nous des femmes sah, tu va toute ns les piquer''. Il nous faut j'sais pas combien de temps pour red'v'nir calme.

Fatima nous appelle à table et devant nos assiettes elle me dit que c't'été la famille part en Algérie et qu'du coup ça lui a donné envie de cuisiner des plats de la maison. On a eu droit à son couscous plus bon qu'n'importe quel autre et des makrouds en dessert. C'était bon sa mère.

(13.05.2024) La journée passe et ça m'fait genre grave du bien d'être avec lui comme aç J'ai l'impression ça fait une éternité. On joue avec son chien, on remplit un ballon de baudruche d'eau et on l'lance sur sa sœur quand elle est dans l'jardin et on s'ennuie pas.

Ça fait quelques minutes maintenant que les lumières sont éteintes, il doit être minuit et on parle, avec Yacine. J'suis par terre, lui sur son lit, et ça m'avait trop manqué, surtout c'plafond blanc.

- Mec, il dit.

- Quoi ?

- Ça va ? Premier degré t'as l'air genre plat ces derniers jours.

- Tu veux dire quoi ?

J'm'appuie sur mes coudes mais j'vois que son nez. Il répond pas.

- Hé, y a quoi ?

- C'est à toi que je demande, il dit enfin.

Je me rallonge.

- Y a rien, je dis.

J'vois pas où il veut en v'nir. Il parle de ma mère et M. Rudeaux ? Il a senti que ça puait ?

- T'es moins fun, en ce moment.

Là, j'ai juste envie d'lui d'mander d'fermer sa putain d'gueule.

- En mode dépressif.

Et il continue !

- Non, c'est bon, y a rien.

- Tu te sens pas seul ?

Et là, dans ma tête, c'est le néant. J'sais pas quoi lui rep. J'vais pas lui dire ''si, grave'' alors qu'il est là et qu'il est dans mon top trois des personnes que j'préfère sur cette Terre. J'peux pas lui dire ça alors qu'il est là.

- T'inquiète, il dit. Moi aussi j'me sens seul. Parce que j'suis plus jeune que tous mes potes. J'me sens un peu intru, tu vois. Pas à ma place. Est-ce que j'en ai une ?

Il se tourne vers moi, se penche au-dessus de ma tête.

- Tu trouves pas qu'on a l'air de deux gros clochards sans amis balancés dans la mer alors qu'on sait pas nager ?

Dans un autre contexte, j'aurais éclaté de rire devant cette métaphore, mais là, j'suis tellement d'accord avec lui qu'y a pas un mot qui sort. (16.05.2024) Il a grave raison. Qu'est-ce qu'on fout là, bordel ?

Il se rallonge sur son lit et disparait d'ma vue. J'ai envie d'lui dire que si, on est vraiment deux gros clochards, qu'on devrait partir quelque part tous les deux pour échapper à notre vie de merde et à notre solitude… Lui, il est pas à sa place dans son groupe d'amis parce qu'il a deux ans de moins, moi, c'est juste parce qu'ils sont vraiment trop cons et Yacine me manque. J'aimerais trop retourner au collège juste pour passer mes journées avec Yacine à sécher les cours et à faire des conneries en tout genre qui faisaient marrer que nous.

Mais au lieu de parler, parce que c'est pas mon truc, j'regarde le plafond que j'vois à peine parce qu'il fait noir, mais j'sais qu'il est là. Un peu comme Yacine qu'est sûrement en train de dormir maintenant. J'sais pas. Quelque chose a changé, nan ? Le monde, autour de nous, mais pas nous, peut-être. On reste là comme des statues et autour de nous, bah, la vie continue. Ma mère est de moins en moins là, le père de Yacine s'est barré. Et nous, on est juste deux terminales qui devraient être en première et en seconde mais on essaie de se fondre dans la masse. Tout ce qu'on sait faire, c'est tout foirer. Et qu'est-ce qu'on y arrive bien, mdr.

Ouais, j'suis sûr que Yacine dort, là. Et comme un con, moi j'suis encore ici, j'fais rien et j'ai l'impression de faire trop de bruit. C'est le silence total. Il doit être une, deux heures du mat'. Insomnie ? Ce serait pas la première.

J'repense encore et encore et encore et encore et encore et encore et encore aux paroles de Yacine et putain plus j'y pense, plus j'me dis mais qu'il a raison bordel de merde. Il aurait dû faire spé HLP plutôt que maths. J'aurais trop aimé lui répondre, mais maintenant, il dort, ça sert plus à rien. Il entendra pas que moi j'ai pas envie d'être seul mais que si c'est avec lui ça me va et je changerai ça pour rien au monde.

- Yacine ? je tente quand même.

Aucune réponse. Super étonnant. Le bro, limite, il ronfle.

- Yacine, j'ai pas envie de savoir nager si on est deux clochards pour l'éternité.

J'ai jamais dit un truc aussi niais de toute ma vie. Mais comme il pionce et qu'on est au milieu de la nuit, j'en ai rien à foutre, j'ai même honte d'avoir honte.

Y a du bruit de pas possible, c'est quoi ça encore ? J'ai les yeux fermés mais j'sais que y a de la lumière. C'est quoi ce délire ? Y a des gens dans la chambre, nan ? Je dormais trop bien, le seum.

- Bon allez, debout parce que sinon vous allez y rester toute la semaine.

Urgh, je r'connais la voix de Fatima. C'est dur. Il est quelle heure ?

J'ouvre super difficilement les yeux. J'vois Fatima, mais aussi sa fille. Merde, qu'est-ce qu'elle fait là ?

- Et Yacine tu me rangeras le bordel avant que ton père rentre.

Ça, c'est l'humour des Mounsi. Donner des conditions qu'arriveront jamais. Parce qu'ici, tout le monde sait très bien que le daron reviendra jamais. Mais ça les fait rire, c'est complètement décalé, trash, mais ça les fait rire. Leur marque de fabrique de dire des trucs comme aç.

(22.05.2024) La matinée passe comme l'une des dizaines de matinée que j'ai passé chez lui. J'vois pas l'temps passer et ça m'fait du bien. J'pense un coup à Isaac et la daronne qui m'a dit qu'il était chez Eugenia. Puis, mon tel vibre.

Nicolas à vous

[pièce jointe)

J'ai pensé que ça pourrait t'intéresser

Je r'garde la photo. Putain. Yacine est parti voir sa sœur pour j'sais plus quoi, et heureusement qu'il est pas avec oim parce que bordel de merde, j'veux pas qu'i' m'voit comme aç.

La photo c'est un tag. Ouaip, un tag. Et j'reconnais les immeubles du quartier de Nicolas. Et puis le premier graffiti, que j'avais essayé de dessiner plein de fois. Merde, ce nouveau est plus petit et encore plus beau – c'est possible ? C'est aussi un portrait, mais qui r'ssemble plus à un homme, c'te fois-ci. Aux cheveux verts. Pourquoi pas. Y a mon ventre qui s'noue rien qu'd'voir ça et là tout de suite j'ai vraiment envie de revenir à Nogent pour voir l'œuvre avec Nicolas. Mais la porte de la chambre de mon meilleur pote s'ouvre.

Yacine revient et j'ai trop l'impression qu'il me surprend en train de faire une connerie.

- Ça va ? il demande.

Putain, j'suis vraiment trop transparent, casse les couilles.

- Ouaip.

Il m'dit un truc (30.05.2024) super banal pour changer de sujet et c'est comme aç qu'la journée s'termine. J'essaie de plus penser au message mais plein de fois j'ai trop envie de revoir la photo. J'attends juste d'être chez oim tout seul dans ma chambre – sans Yacine, sans personne pour me surprendre. C'est entre Nicolas et moi. Uniquement. Et ça m'suis partout.

C'est la daronne qui vient m'chercher mais on bouffe quand même le soir chez Fatima. On est dans l'appart' vers minuit et j'suis crevé. J'oublie la photo de Nicolas et la seule chose que j'fais avant d'dormir c'est préparer mes affaires pour le lycée.